Se trouver moche
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Quand j'étais petite, je me trouvais jolie, je me sentais jolie. Certains pourraient me demander : "Mais comment trouves-tu ce sentiment ?". À vrai dire, je ne peux pas répondre. Je sais juste que je ne me suis jamais sentie pas belle, moche.
En venant en France, à l’âge de 7 ans, ce que je dis plus haut a tout à fait changé. J’ai commencé à me voir, à me percevoir, et à reconnaître qu’au-delà d'être en dehors de la norme, tout pointait vers moi et me faisait sentir que je n'étais pas jolie. Dans ce classement des filles les plus belles (les garçons à la poubelle, haha), j’étais au mieux pas dans la liste, au pire la dernière. Lorsque nous devions faire des jeux de rôles, je n’avais pas toujours les rôles les plus avantageux ou les plus flatteurs. Tout pointait vers moi ces évidences : je n’étais pas à l’effigie des Barbies ni des canons de beauté.
Je me souviens que très tôt, quand j’ai pu agir sur mon apparence, à savoir utiliser des outils artificiels qui me permettaient de me redessiner, je l’ai directement fait, sans réfléchir une seconde. J’ai commencé par me défriser les cheveux (puisque tout portait à croire que les miens n’étaient pas présentables, jolis) et à porter des lentilles de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel : d’abord le vert, puis le marron, puis le vert et le gris.
Au tout début, c’était pour le côté pratique. Je faisais du sport, il me fallait ne pas avoir quelque chose sur le nez qui m'empêche de me mouvoir, de courir, de sauter. Puis, petit à petit, très rapidement, sans que je m’en aperçoive, c’est devenu ma seconde peau, pardon, mes seconds yeux. Je commençais à ne plus accepter mon regard sans ces doubles disques que je posais le matin, première chose sur mon visage.
Avec du recul, je me demande comment cette addiction est arrivée. Oui, j’utilise à juste titre le mot addiction, car il m’était impossible de ne plus les porter, je ne supportais plus mon reflet sans. Après réflexion, je comprends que c’est arrivé car je me voyais enfin exister dans les yeux des gens, je me voyais vivante, complimentée, jolie. C’est là que j’ai compris que l’existence était relative, que si l’on ne sait pas exister à travers la perception de soi, on ne peut exister qu’à travers la perception de l’autre. Si l’autre ne nous remarque pas, alors nous n’existons pas.
C’est aussi à cette même période que je m’imaginais être mannequin. Pourquoi ? Parce que cela allait donner le signal aux autres qu’une institution qui dominait l’image de la beauté m’avait validée, un étendard sur les monts de l’Olympe que j’étais belle. Ce qui m’a valu d’avoir des TCA, du dysmorphisme, de me voir grosse alors que j’étais une brindille, de constamment faire attention à ce que je mangeais, culpabilisant sur ma prise de poids, mes formes. Bien que ce soit il y a à peine quelques années, avant l’arrivée des Kardashians et Beyoncé qui mettent en valeur la beauté des formes, personne ne voulait avoir des fesses, des seins, quelque chose qui dépasse. Il fallait être fine.
Dur de s’aimer quand on pense que toute la scolarité, l’adolescence est conditionnée par ce que notre extérieur renvoie. Car personne ne nous apprend à être, on nous apprend à apprendre les choses par cœur, à ne jamais remettre en question et surtout à ne jamais avoir sa propre opinion. Alors j’étais jugée sur deux paramètres : le physique et le scolaire. J’utilise le mot scolaire pour ne pas dire intelligence, car de cela, tout le monde se moque. Ce qui est important, ce sont les notes, la fierté des parents de dire à leur groupe d’amis que leurs fils, filles, sont premiers de la classe, ont des félicitations, ont sauté une classe.
Avec ces artifices que j’ai su porter, cheveux, yeux, je me sentais me rapprocher de ce que la société considérait comme “joli”. En effet, en haut du podium, nous avions les filles blanches aux yeux clairs, en second les filles brunes aux yeux clairs et toutes autres variantes, et en troisième les filles métisses, cheveux bouclés et yeux clairs. Bien sûr, cette statistique n’est pas officielle, le troisième pouvant être en tête ou vice versa.
Je me souviens d’un moment très particulier, je devais avoir 16 ans. J’étais en train de sortir de chez moi et sur le parking je me suis rendue compte d’une chose : ce visage, qui était le mien, je l’aurais toute ma vie, toute ma vie, qu’il n’y avait aucun moyen d’y échapper, de s’en détacher.
Après des années de désamour, de misfitting, j’ai appris à être. Qu’est-ce que c’est, vous allez me dire, “être” ? Apprendre à être, c’est tout simplement apprendre à se regarder, soi, à disséquer son visage et à commencer à voir ce qu’il a d’unique, de singulier et peu à peu, l’aimer. Même si on ne ressemble pas à cette fille que l’on voit sur les réseaux, à cette fille qui, à chaque fois que vous sortez, se fait remarquer ou accoster. Apprendre à être, c’est aussi se détacher de l’”avoir”, comprendre que tes possessions ne te définissent pas, qu’elles te trahissent plus qu’autre chose. C’est aussi apprendre à se plonger en soi, à fermer les yeux et à devenir son plus grand confident. C’est comprendre aussi qu’au-delà de tout ce qui existe sur cette Terre, que ce soit nos amis, notre famille, qui que ce soit, à la fin de la journée, on a uniquement sa propre compagnie, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. Il est nécessaire de s’aimer, de s’apprécier, d’être en sa compagnie, d’être à son goût ; être à son goût avant de vouloir être au goût des autres, s’aimer avant que les autres ne nous aiment, se respecter avant de vouloir, d’attendre du respect de la part des autres.
Quand on y pense, c’est aussi une chance, dans le fond, de ne pas avoir été socialisé autour de sa beauté. Tu sais pourquoi ? Parce que ça peut aussi être une malédiction. Être vu parce qu’on est belle, c’est aussi trouver sa valeur uniquement dans sa beauté, dans la perception que ta valeur existe uniquement si tu es désirée, désirable. Si les hommes te remarquent, si les gens te voient et te complimentent sur ton physique. C’est ne pas se sentir appréciée si un homme ne te voit pas, ne te dénude pas. C’est aussi devoir inconsciemment faire concurrence à tes copines, tes amis, pour t’assurer qu’aucune ne te volera la vedette. C’est se baser sur cette part sombre de superficialité et avoir une peur panique de la vieillesse et même des canons de beauté changeants, car peut-être qu’un jour, tu ne seras plus celle vers qui tous les yeux se tourneront. Enfin, c’est aussi tout miser sur le physique, à travers les vêtements, le sport, parfois la chirurgie… toujours avec cette peur douce et folle du déclassement, de faire partie des “pas jolies”. Alors tu répètes parfois des “oh je me trouve pas jolie” pour que les autres démentent ta position et sentir ton amour propre peu à peu se redresser.
Se trouver beau, se trouver moche, ce sont dans le fond les deux phases de la même pièce, car on ne se concentre pas sur l’être, celui qui est invisible, celui de l’amour de soi.
Privilégier l’être à l’avoir, cela veut dire se construire petit à petit, prendre le temps, être patient car tout ce qui se construit se construit avec patience, comme l’oiseau qui, petit à petit, fait son nid. Être bienveillant, être compréhensif vis-à-vis de sa personne, être à l’écoute, être celui avec qui on veut passer du temps, prendre soin de soi, mais avant tout passer du temps avec soi, et faire face à ses peurs les plus profondes sans oublier que nous sommes les seuls à y faire face et à trouver la solution qui y est accompagnée. Attention, je ne dis pas que la solution est à deux mètres, non, sinon ce serait beaucoup trop simple. Je dis que la solution est au fond de nous, plus près que l’on pense, moins dense que ce que l’on projette. Elle est ici, prête à être explorée, du moment que l’on décide de l’affronter.
Sinon, nous sommes condamnés, comme je l’ai été pendant des années, à ne pas nous aimer, à ne pas nous regarder et à nous cacher derrière ces artifices. Aujourd’hui, je me trouve belle, du moins, je suis à mon goût. J’aime ce que je suis, j’aime ce à quoi je ressemble. Je sais que certains diront le contraire, mais j’ai appris que la chose la plus importante dans la vie, c’est notre pouvoir de perception : comment on perçoit le monde mais aussi comment on se perçoit. Arriver à rediriger la caméra vers soi et faire le choix conscient et inébranlable de se trouver beau, belle, c’est quelque chose que personne ne peut nous enlever car nous, comme quiconque dans ce monde, avons le pouvoir de nous diriger, de nous imaginer et de nous aimer fort, de manière inconditionnelle. Aimer notre corps pour ce qu’il sait faire, aimer notre être parce qu’il nous protège sans relâche et avec toute sa force, même lorsque l’on dort.
J’espère que ce post aura éveillé votre envie d’être, au moins pour une personne.
Des bisous.